De l’un et du multiple : Ichi ga banji, « un est dix mille »

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Hiroshige, "Un homme sur le dos d'un cheval dans la neige", ca 1840-42

L’un contient et suscite l’innombrable, qui s’y résume. Lorsque Me Yoshio Sugino rappelle ce principe fondateur dans un chapitre de son remarquable Budo Kyohan (1941), il énonce une règle tactique ancestrale qui nourrit aujourd’hui les arts martiaux classiques et peut permettre de se développer grâce à eux.

De fait, ce principe de stratégie, unique, contient en puissance dix mille applications martiales : le sabre permet de comprendre toutes les autres armes ; le combat individuel contient les fondements de l’affrontement collectif ; un chef influencera de nombreux soldats par son attitude ; la valeur d’un seul être humain importe plus que tout et, démultipliée, fondera la force d’une armée ; on ne survit à la brutalité des innombrables phénomènes d’un champ de bataille qu’en en comprenant les fondements et les sources, etc. Miyamoto Musashi le martelait déjà dans son Gorin no sho : « Si l’on atteint la vertu du sabre, on peut, seul, vaincre dix personnes. Si l’on vainc, seul, dix personnes, alors cent personnes vaincront mille personnes, mille personnes dix mille personnes. C’est pourquoi dans la tactique de notre école une personne ou dix mille personnes sont considérées comme une seule et même chose […] Quelle différence dans le principe pourrait-il y avoir entre un combat à un contre dix et un combat à mille contre dix mille ? ». Les cultures ont souvent en commun de grandes vérités, sans qu’il y ait eu de communication entre elle. Ainsi, le Grec Démocrite le disait à sa manière : « l’individu m’est autant qu’un peuple, un peuple autant qu’un individu » (cité par Sénèque, Lettres, I, 7, 10). Et, lecteur de Sénèque, qui rappelait ce mot de Démocrite, Montaigne le redit à sa manière : « Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple » (Les Essais, I, 39).

Dans un contexte de paix, ce principe peut aussi enrichir la pratique individuelle, aujourd’hui : la répétition d’un mouvement fondamental améliore, à notre insu, les autres ; on tente de réaliser un mouvement sur toutes les attaques, et tous les mouvements sur une attaque ; l’approfondissement d’un élément vaut l’ensemble ; la conscience placée dans un mouvement ou un souffle en vaut beaucoup ; dans un dojo, chaque individu est important et le groupe est lié organiquement ; etc. Notre esprit moderne peine à concilier l’unicité et la diversité, la singularité et la multiplicité : il les oppose habituellement sans pouvoir comprendre qu’ils sont complémentaires. Un geste essentiel peut ainsi synthétiser quantité d’autres, qui en découlent. L’école de sabre Itto ryu le dit à sa manière : Itto sunawachi banto, « un sabre engendre dix mille sabre », autrement dit tous les mouvements de cette école découlent d’un seul, kiri otoshi, couper en entrant dans la coupe adverse. De même, plusieurs Ryu classiques reviennent, in fine, aux mouvements initiaux, qui en contenaient l’essence sans qu’on s’en soit aperçu.

Au-delà des applications martiales, ce principe enseigne à condenser l’expérience dans un seul geste, à y résumer le meilleur de tous ceux qui ont précédé. Même dans un salut, un geste, un déplacement ou un kata, y placer une densité, une présence qui concentre et résume les innombrables gestes qui l’ont construit. Et ainsi, revenir de dix mille à l’un. Et ainsi de suite… jusqu’à dix mille, dans un aller-retour constant entre les phénomènes et l’unité. Et, au-delà de la technique, Montaigne, de loin, nous sert encore de guide : « Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu. Un jour est égal à toujours » (Les Essais, I, 20).

Ce principe nous permet de rattacher les phénomènes à des fondements, de construire du lien entre les choses et les expériences, ce qui est le point de départ de toute compréhension : remonter du multiple à l’un (c’est l’induction), redescendre de la règle aux applications (c’est la déduction). Car l’art martial enseigne aussi un mouvement inverse, des dix mille vers l’un, vers la compréhension de fondements pas forcément verbalisés mais à découvrir intimement. Le Heiho Kadensho du maître de sabre Yagyu Munenori distingue ainsi l’esprit originel, potentiel et intérieur (daiki) de ses différentes manifestations extérieures (daiyu) et invite à remonter de celles-ci à celui-là. Mando ichi gotoku, « dix mille chemins ne sont qu’une voie ».

La pandémie que nous traversons limite notre horizon et réduit la pratique collective. Mais s’il n’est plus possible de parcourir l’entier d’un répertoire technique, peut-être nous peut-elle enseigner à approfondir partie de celui-ci. Et ainsi de faire de nécessité une opportunité !

Loris Petris
Décembre 2020